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Hautes herbes et bruyÈres se prosternaient devant le vent qui flétrissait les steppes et gémissait dans les gorges des Dents. Il aplatissait les broussailles qui s’accrochaient désespérément à l’escarpement désertique, dans l’espoir non exaucé d’apporter un peu de vie à ce territoire accidenté. Le soleil de fin d’après-midi nimbait les à-pic rocailleux d’Ylorc d’une clarté sanglante et projetait des montagnes d’ombres inversées sur les corniches et moraines de la vallée.

Jo ne prêtait aucunement attention à la danse angoissée du paysage. Immunisée contre les camouflets du vent, elle progressait en titubant et en rampant vers la vaste plaine qui occupait le sommet du monde. Lorsqu’elle arriva à la cime du ravin, elle s’arrêta pour reprendre son souffle et laisser reposer sa tête moite de sueur sur des mains écorchées et crispées sur les dernières prises de la falaise. Puis elle se hissa vers le premier secteur relativement plat. Les mains sur les hanches et le souffle court, elle fit un tour sur elle-même pour parcourir des yeux le désert et les frontières de la lande au-delà de laquelle se dissimulait le royaume enfoui des Firbolgs.

Une étoile apparut à l’est, au-dessus de l’horizon, pour s’effacer immédiatement derrière un voile de nuages qui chevauchaient le vent dans un ciel de plus en plus sombre. Un souffle glacial accompagnait l’obscurité, surprenant en cette fin d’été mais fréquent dans les hauteurs des Dents. Leur infinité s’étendait autour d’elle et sous elle, enserrant tout son univers dans une morne étreinte. Jo se tourna vers le soleil couchant et lui intima mentalement de se hâter. Les seules choses encore visibles seraient sous peu le ciel et le plateau dont le bas-ventre de crevasses et de fissures avait disparu à la façon d’un cauchemar oublié. Peut-être lui suffirait-il de rester assez longtemps loin du Chaudron pour se faire oublier, elle aussi.

« Que faites-vous ici ? »

Jo pivota sur ses talons pour voir dans le crépuscule une silhouette dissimulée par un lourd manteau. Le vent agitait le vêtement et sa capuche, révélant brièvement des cheveux cuivrés et des yeux bleus familiers, ainsi qu’une expression d’inquiétude et de compassion.

Jo exprima sa rage et sa frustration par un son guttural. « Seigneurs, pas vous ! Malédiction ! Partez d’ici, Ashe ! Fichez-moi la paix ! »

Elle repartit si vite vers la falaise qu’il dut courir pour la rattraper et la retenir par le poignet.

« Attendez ! Je vous en prie ! Quoi que j’aie pu faire pour vous bouleverser à ce point, je le regrette. Ne partez pas. Parlez-moi, je vous en conjure. »

Elle dégagea son bras et le foudroya du regard.

« Vous pourriez pas me lâcher cinq minutes ? Je ne veux plus avoir affaire à vous. Partez ! »

Elle découvrait son affliction sous l’ombre du capuchon. Il recula d’un pas et fit redescendre ses bras le long de ses flancs, pour adopter une posture qu’elle ne pourrait considérer menaçante. « Entendu. Je suis désolé. Je partirai, si vous l’exigez. Mais, je vous en supplie, ne sautez pas. Je veux vous aider, pas vous inciter à plonger vers la mort. »

Jo attendit dans un silence maussade qu’il décide de s’éloigner, mais il n’y semblait pas disposé.

« Alors ? Qu’est-ce que vous fabriquez ? Allez-vous-en ! »

Jo avait des difficultés à rester debout. Le vent qui hurlait dans la plaine et autour d’eux couvrit presque la réponse d’Ashe.

« Je regrette, mais je ne peux pas vous laisser seule. C’est trop dangereux. »

La colère la fit de nouveau grimacer. « Je n’ai pas besoin de votre aide. Je suis capable de me débrouiller sans vous.

— Je n’en ai jamais douté, mais rien ne vous y oblige. Les amis ne doivent-ils pas se protéger l’un l’autre ? Et nous sommes toujours amis, non ? »

Jo regarda le soleil couchant. Il franchissait la bordure la plus éloignée des Dents et dardait ses derniers rayons avec un bref regain de brillance avant de disparaître. Elle avait l’impression d’assister à la fin du monde.

« Si vous étiez mon ami, vous me ficheriez la paix, vous n’essayeriez pas de me ramener là-bas contre mon gré. »

Il la contourna pour se retrouver devant elle.

« Je ne vous forcerais jamais à faire quoi que ce soit et je n’ai à aucun moment déclaré qu’il fallait aller quelque part. » Elle le dévisagea avec une expression interrogatrice et il vit sa colère décroître. « Je ne veux pas vous laisser seule, c’est tout. Je resterai ici, à vos côtés, aussi longtemps que vous le désirerez. Toute la nuit, si nécessaire. »

Jo sentait son irritation s’évaporer et son ancien désir renaître. Elle lutta pour le contrer mais réussit seulement à le dissimuler.

« Et Rhapsody ?

— Rhapsody ?

— Ne va-t-elle pas se demander ce que vous faites ?

— Pour quelle raison ?

— Oh, je ne sais pas ! C’est le plus drôle, avec les amants. Ils ont tendance à se montrer possessifs. »

Elle put le voir sourire, sous le capuchon.

« Ne vous tracassez pas pour ça. Rhapsody ne s’inquiétera pas. Elle a souhaité que je vous tienne compagnie. »

 

Rhapsody revint vers la grande table autour de laquelle ses compagnons étaient assis et prit une chaise.

« N’étions-nous pas convenus de ne pas nous encombrer de nos animaux domestiques lors des visites que nous nous rendons ? » lança Achmed en poursuivant sa lecture.

Rhapsody ne releva pas ces propos offensants.

« Savez-vous pourquoi je suis ici ? Pouvons-nous oublier ces enfantillages et en venir à l’essentiel ? »

De l’amusement modifia brièvement les traits du roi firbolg qui contemplait le plafond.

« Voyons voir, pour quelle raison avez-vous pu revenir ? Le vin incomparable, le service irréprochable, le décor…

— Entendu, soupira Rhapsody. Puisque vous faites votre mauvaise tête, nous allons tout reprendre au début. Je suis venue réclamer, ainsi que vous le savez parfaitement, votre aide pour tuer le Rakshas. »

Achmed posa ce qu’il lisait.

« Pour ce que j’en sais, il vient peut-être de sortir de cette salle.

— Non ! Il s’agit d’une entité distincte qui n’a en commun avec Ashe que son apparence. Je vous en prie, Achmed, ne prenez pas un malin plaisir à me tourmenter ! »

Le visage de Grunthor s’illumina. « Voyez, je l’savais bien qu’elle préférait que je m’en charge ! Oh, je peux le faire, m’sieur ? Je serai de retour dans un rien de temps avec les poucettes. »

Rhapsody le foudroya du regard. « Oh, taisez-vous ! Je ne vous ai pas adressé la parole. »

La joie du géant céda la place à de la gêne, et ce fut avec un air pincé qu’Achmed déclara : « C’est amusant. La torture a justement pour but de rendre les gens plus prolixes. Si le silence règne, on peut en déduire que personne n’est au supplice.

— Vous êtes un expert, en matière de silence. Je vous en prie, allez-vous m’assister ? Je ne veux pas qu’Ashe participe à cette chasse. S’il le découvre, le F’dor voudra s’emparer du reste de son âme. Le Rakshas n’a aucune prise sur nous, et nous pourrons probablement l’éliminer sans difficultés si nous œuvrons ensemble. Cela figure sur la liste des tâches que je me suis assignées depuis notre séjour dans la Maison du Souvenir. Je veux simplement en faire une priorité. Je vous en prie. Aidez-moi à tuer ce démon. »

Achmed se pencha en arrière et soupira. « Entendu, voyons ça. Savez-vous avec certitude où il est, qui il est ou ce qu’il est ?

— J’ignore où il se trouve, mais j’ai apporté du sang séché provenant de la blessure qu’il a reçue lors de notre affrontement. Le Rakshas est constitué de sang du F’dor et il provient de l’ancien monde. J’ai pensé que cela vous permettrait de remonter jusqu’à lui. » Achmed ne répondit rien. « Quant à son identité, vous la connaissez déjà. Ce que vous souhaitez savoir, c’est qui il n’est pas… et ce n’est pas Ashe. J’en suis certaine.

— Comment ça ? marmonna Grunthor.

— Voulez-vous que je dresse la liste de mes raisons ou vous contenterez-vous de ma parole ? »

Achmed et Grunthor se dévisagèrent. « La liste.

— Bon, voyons voir… Ashe a les yeux d’un dragon. Ils sont très différents de ceux du Rakshas… ses pupilles sont fendues verticalement alors que celles du démon sont rondes, comme les nôtres.

— Tiens donc ? Je les croyais identiques. »

Rhapsody avait fort à faire pour garder son calme face aux intonations moqueuses d’Achmed.

« Le bout d’âme a été subtilisé à Ashe à une époque où le dragon qui vit en lui était encore assoupi. Quand messire et dame Rowan ont inséré un fragment d’étoile dans sa poitrine, sa puissance élémentale à l’état brut a réveillé la bête qui a alors gagné le devant de la scène. Je pense que ses yeux étaient normaux, comme ceux de Llauron, avant qu’il ne reçoive cette blessure.

— Il vous l’a dit ?

— Non, nous ne parlons jamais du Passé.

— Parlez-vous de l’Avenir, en ce cas ?

— Pas vraiment. C’est un sujet pénible, car nos destins vont se séparer.

— Vous m’en voyez ravi !

— Pas moi ! intervint Grunthor. S’ils ne se causent pas, à quoi passent-ils leur temps ? » Il vit les sourcils de Rhapsody se froncer et il s’empressa de contrer l’assaut qui s’annonçait. « Z’avez déjà terminé vot’ énumération ? Quelles sont les autres différences ?

— Eh bien, j’ai tranché un pouce du Rakshas pendant notre combat, et les mains d’Ashe sont intactes !

— Ça ne prouve rien, vu qu’il ne sait pas quoi faire de ses dix doigts. »

Rhapsody commençait à en avoir plus qu’assez. « Écoutez, tout ceci est complètement ridicule. Si vous refusez de m’aider, j’irai seule. »

Elle repoussa la lourde chaise et s’apprêta à repartir.

« J’aurais des objections à émettre, Vot’ Seigneurie, lança Grunthor avec douceur. Sans vouloir vous offenser, je pense qu’il risque de botter votre joli petit cul, si vous êtes toute seule.

— Peu m’importe. » Elle contourna le siège et le poussa vers la table.

« Montrez-moi cet échantillon de sang. »

Rhapsody regarda Achmed pour tenter de déterminer ses intentions. Elle finit par plonger la main dans son sac pour en sortir les effets qu’elle avait portés lorsqu’elle s’était battue contre le Rakshas dans la basilique de Sepulvarta. Le vêtement était imprégné d’une importante quantité de sang, même si la majeure partie avait grillé en même temps que le tissu.

Grunthor se pencha sur le siège, impressionné. « C’est à lui, tout ça ? » Elle le confirma de la tête. « Eh bien, je retire c’que j’ai dit ! Z’avez dû suivre assidûment vos leçons d’escrime. »

Achmed examinait ce qu’elle avait apporté en concentrant son attention sur les taches. Rhapsody percevait une étrange vibration émanant du Dhracien, une chose qu’elle ne se souvenait pas avoir déjà ressentie. Il y avait un je-ne-sais-quoi qui s’amplifiait, un peu comme les stridulations d’un criquet par une nuit paisible. Il finit par lever les yeux vers elle.

« Et du sang d’Ashe, en avez-vous ?

— Non.

— Je peux aller en faire couler un peu, proposa serviablement Grunthor.

— Non. Ça fait deux, Grunthor. La prochaine fois, je biffe votre nom de mon testament. »

Achmed la regarda quelques secondes, avant de déclarer : « Si je vous aide à chasser le Rakshas, puis-je compter sur vous pour dresser la liste de tout ce qu’il y a à faire dans la Colonie ? »

Elle le dévisagea avec gravité. « Je vous assisterai même si vous n’intervenez pas.

— Vous risquez de devoir vous battre.

— J’en suis consciente. »

Le roi firbolg hocha la tête. « En ce cas, nous allons tout préparer pour passer à l’action le premier jour de l’hiver. »

L’expression de Rhapsody se fit radieuse. « Vous acceptez ? Vous allez aider Ashe ? Vous me donnerez un coup de main pour éliminer le Rakshas ?

— Oui, non et oui, répondit posément Achmed. J’ai déjà précisé que je n’accorde mon aide qu’à vous. Et si j’agis ainsi, c’est parce que c’est indispensable. Maintenant, regardez cette carte. »

 

Pendant un très long moment, l’unique son audible sur la lande fut le gémissement ininterrompu du vent. Jo restait assise et muette, jetant à l’occasion un regard oblique à son chaperon non sollicité qui la surveillait à distance respectueuse. Elle était trop embarrassée pour entretenir sa colère, et elle finit par réunir le courage nécessaire pour s’adresser poliment à lui, en essayant de s’exprimer comme une adulte. « Écoutez, pourquoi ne pas rentrer ? Je vous promets de vous suivre dans quelques minutes. »

Sa réponse fut presque couverte par les plaintes du vent qui agitait les hautes herbes.

« N’y comptez pas. »

Elle se leva d’un bond. « Bon sang, Ashe, je ne suis plus une gosse ! Je me suis débrouillée seule tout au long de ma vie. Cette pauvre petite idiote de Jo n’a pas besoin de votre protection. Sans oublier que vous devez rater des tas de choses importantes. Laissez-moi… »

Elle le vit se lever pour venir vers elle et elle sentit ses genoux flageoler. Elle désirait le haïr mais ne ressentait pour l’instant que des crampes à l’estomac, comme lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois à Bethe Corbair. Si elle voulait le fuir, elle resta comme pétrifiée jusqu’au moment où il s’immobilisa devant elle.

Il tendit la main pour éloigner de ses yeux une mèche rebelle et lui demander d’une voix douce : « Qu’est-ce qui pourrait être plus important que votre sécurité ?

— Convaincre Achmed d’aider Rhapsody à tuer le Rakshas ? »

Jo ne put observer sa réaction, mais ce fut avec solennité qu’il répondit : « Ce n’est pas ce que je pourrais dire qui empêchera Achmed d’agir au mieux de ses intérêts. En outre, demeurer près de vous est pour moi une priorité.

— Pourquoi ? »

Il se rapprocha d’elle et ses doigts s’écartèrent des cheveux vagabonds pour caresser sa joue. Ils restaient là, à se regarder, et Jo crut voir dans l’ombre de son capuchon ses yeux bleus scintiller comme deux étoiles dans le ciel désormais obscurci. La chaleur qu’elle décelait dans sa voix engendrait des fourmillements sur sa peau.

« Est-il utile de me le demander, Jo ? »

Le vent tourbillonna autour d’elle et le sang reflua, la laissant étourdie. Le désir qu’il lui inspirait était plus puissant que le reste et elle baissa les yeux pour lui dissimuler ses sentiments. Elle sentit son pouls battre en des parties de son être où elle eût préféré qu’il ne se manifeste pas.

« Rentrons, décida-t-elle.

— Pas tout de suite, rien ne presse. »

Il referma les doigts sur son menton et redressa son visage.

« Tout de suite, rétorqua-t-elle d’une voix que faussait la panique.

— Mes désirs sont les mêmes que les tiens. »

Il repoussa son capuchon en arrière et, malgré l’obscurité, les traits qui avaient su conquérir son cœur – ses cheveux de la couleur du cuivre bruni, ses yeux aussi bleus que le ciel – avaient toujours le même effet sur elle. Ils appartenaient à un visage plus beau qu’elle n’aurait pu l’imaginer en rêve. Jo sentit son ventre fondre, et la chair se consumer d’un désir non sollicité entre ses jambes. À la fois étourdie et horrifiée, elle le regarda dénouer son manteau et le jeter sur le sol. Le vêtement était doublé de fourrure mouchetée, et il l’étala avec la pointe de sa botte pour recouvrir l’herbe à côté d’eux.

« Qu’allez-vous faire, Ashe ? » demanda Jo qui s’était mise à trembler.

Il prit son visage en coupe entre ses mains pendant qu’il la dévorait du regard, avec ses yeux encore plus fascinants que dans ses souvenirs.

« Rien que tu ne souhaites pas, répondit-il d’une voix aussi chaude qu’un feu crépitant. N’ai-je pas précisé que je ne te forcerais jamais à faire quoi que ce soit contre ton gré ?

— Si, murmura-t-elle d’une voix fluette.

— Et j’étais sincère. Je ne t’aurais jamais compromise. » Les lèvres de l’homme effleurèrent les siennes, puis sa langue vint exciter le pourtour de ses lèvres. « Tu me crois, n’est-ce pas ?

— Oui…

— C’est bien ce que je pensais. Ta confiance m’honore », dit-il juste avant que sa bouche ne se colle à la sienne avec passion, presque avec brutalité.

Ce baiser était si ardent que Jo se mit à trembler. Une onde de désir grimpa des profondeurs de son âme, des recoins dont la vie l’avait isolée, cherchant la consolation, cherchant l’acceptation. Son corps devint moite pendant qu’un vent mordant glaçait sa peau, et elle croisa les bras autour de son cou pour participer, pour l’implorer de lui communiquer un peu de sa chaleur. Il l’attira contre son corps et elle découvrit son excitation, et le fait que leurs forces n’étaient pas comparables.

Désormais terrifiée, Jo pensa à Rhapsody. Elle venait de prendre conscience de la situation et elle se débattit pour se dégager.

« Dieux, qu’allions-nous faire ? gémit-elle. Ashe, je vous en prie, rentrons. »

Elle se détourna vers le chemin conduisant au Chaudron.

Les mains d’Ashe se refermèrent sur ses épaules, avec douceur mais fermeté. Il l’immobilisa pendant que ses lèvres effleuraient son oreille et sa joue. Sa voix était chaude et atone, sur les hurlements du vent.

« Je le regrette sincèrement, si j’ai fait quoi que ce soit ayant pu te déplaire, Jo. C’est bien le dernier de mes désirs. »

Il la fit pivoter pour baisser le regard sur elle.

Elle lut de la sympathie dans ses yeux… et peut-être était-ce ce qui les faisait paraître encore plus humains que de coutume, conclut-elle. L’éclat de son sourire l’émut et son sentiment de culpabilité fut une fois de plus confronté à son désir.

« Vous ne m’avez pas choquée, mais je ne veux pas peiner Rhapsody.

— Ah, Rhapsody ! Elle peut s’estimer heureuse d’avoir une amie aussi fidèle. Vouloir ménager ses sentiments t’honore, mais qui se soucie des tiens ? Qui sait t’apprécier à ta juste valeur ?

— Ne vous moquez pas de moi… »

Il s’agenouilla devant elle. « Je ne me moque pas… Je te le jure. Qu’est-ce qui t’incite à croire une chose pareille ?

— Vous savez aussi bien que moi que je n’ai rien d’exceptionnel, répondit-elle avec un air farouche en retenant ses larmes.

— C’est faux.

— Tiens donc ? Comment l’auriez-vous constaté ? Vous le dire me coûte, mais certains d’entre nous ne sèment pas autour d’eux la puissance comme d’autres des miettes de pain, ils ne manient pas des épées faites d’eau solidifiée, ils n’ont pas des parterres de fleurs qui s’épanouissent à leurs pieds sitôt qu’ils sourient. La plupart d’entre nous sont nés dans des ruelles sordides et ils mourront sur des tas d’immondices sans que nul le remarque. »

Ses larmes coulaient librement, désormais. Il prit sa main et y déposa un baiser. Le vent glacial cinglait le visage humide de Jo et il l’attira vers le sol, afin qu’elle puisse blottir sa tête contre sa poitrine.

« Jo, Jo, que te prend-il ? Tu as en toi une multitude de trésors cachés… Il te suffit d’autoriser quelqu’un à exploiter ce gisement. »

Elle releva le visage et il l’embrassa encore. Le désir remporta la bataille et balaya la loyauté que lui inspirait Rhapsody, comme elle laissait s’exprimer les souffrances et les besoins qui s’étaient approprié son âme.

Un loup hurla dans le lointain, une lamentation aiguë qui se mêla à celles du vent. Une lune blafarde se leva et projeta des ombres surnaturelles sur le paysage tourbillonnant. Jo eut l’impression de choir de très haut lorsqu’il l’allongea sur la doublure de son manteau. Elle rouvrit les paupières et vit dans ses yeux des reflets bleutés, ainsi qu’une impatience troublante. Mais il était trop tard pour s’en soucier.

Il déchira son gilet et ouvrit avec brutalité sa chemise. Elle l’entendit inhaler, soupirer d’admiration.

« Tu vois, Jo… Des trésors cachés. Qui attendent seulement d’être cueillis ! »

Elle hoqueta quand il dirigea sa bouche vers ses seins et qu’elle sentit la moiteur de ses lèvres contourner des mamelons devenus douloureux. Puis il entreprit de dénouer les lacets de sa culotte. La force avec laquelle il arracha le sous-vêtement l’exposa soudain à la froide morsure du vent et elle referma ses mains sur sa tête pour l’agripper en tremblant, tout en accueillant entre ses cuisses la chaleur de ses doigts.

Leur exploration indécente la laissa tourmentée par un besoin inassouvi. Le temps qu’il retire son pantalon, la frustration la faisait gémir, ce qui les surprit tous les deux. Il rit, un aboiement désagréable, et il abaissa sa bouche vers le ventre de Jo avant de descendre de plus en plus bas, pour suivre avec la langue un parcours conduisant vers le point que ses doigts venaient d’abandonner.

Il lui apporta du plaisir, presque brutalement, en repoussant les vêtements qui le gênaient encore, puis sa langue remonta le long de son corps pendant qu’il s’installait sur elle. Jo rouvrit les yeux en percevant sa tête juste au-dessus de la sienne. Elle le dévisagea et la touche de cruauté qui se mêlait à sa convoitise l’effraya.

Le vent les cinglait et Jo commençait à céder à la panique quand les premières gouttes de pluie glacée l’atteignirent. Elle tremblait, moins de désir que de frayeur, et ce fut en pleurant qu’elle l’implora d’en rester là. Par réaction, il déplaça ses lèvres de ses seins à sa bouche dont sa langue explora les profondeurs, pour aspirer ses suppliques et souffler en elle son haleine brûlante. Puis elle perçut une chaleur bien plus intense encore, accompagnée de souffrance, comme il plongeait en elle et emportait frénétiquement sa virginité pour ne faire plus qu’un avec elle. Elle griffa son dos avec des doigts devenus livides, puis elle s’abandonna aux sensations éprouvées pendant qu’il s’aventurait de plus en plus loin en elle.

Il écarta ses lèvres des siennes pour ponctuer ses mouvements de cris bestiaux suraigus et discordants, tout en la plaquant sur la rocaille dont l’isolait son manteau. Jo criait, elle aussi. Elle hurlait son nom, encore et encore, pour l’implorer de mettre un terme à cette épreuve tout en redoutant qu’il lui obéisse.

Le vent des hauteurs qui rugissait autour d’eux couvrait et emportait leurs râles gutturaux, semblables à des cris de mouettes, dans les vallées et les gorges situées loin en contrebas. Et les Firbolgs qui les entendirent s’empressèrent de se chercher un abri, tant ils redoutaient de voir une horde de démons surgir des Enfers.

Jo commençait à prier pour appeler la mort sur elle quand une sphère ignée de fureur orgasmique consuma son univers. Puis il resta prostré sur elle, désormais immobile, et elle continua de s’agripper à lui jusqu’au moment où une sensation terrifiante prit naissance au point de jonction physique de leurs corps pour se frayer un chemin vers son âme, s’entortiller irrésistiblement autour comme une liane issue de sa colonne vertébrale et se propager dans la totalité de son être. L’onde atteignit le sommet de sa tête, traversa son crâne et se prolongea à l’extérieur comme une tresse de cheveux avant de se dissiper brusquement.

Elle frissonnait. Le vent se réduisit à une brise à peine perceptible, et Ashe se redressa pour la dévisager. Toute la laideur qu’elle avait pu voir en lui pendant ces instants de passion avait disparu. Il lui sourit, puis l’embrassa tendrement.

« Est-ce que ça va ? »

Elle hocha la tête, incapable de répondre.

« Parfait. »

Il se dégagea, se leva lentement et entreprit de lacer son pantalon.

« Vois-tu, Jo, tu comptes énormément à mes yeux car tu es unique. Habille-toi, à présent. »

Comme en un rêve, l’adolescente réunit les fragments de sa chemise et rattacha du mieux qu’elle le put les lambeaux de sa culotte déchirée. Elle renfila son gilet avec des mains tremblantes et regarda Ashe secouer son manteau pour faire tomber la poussière qui le maculait avant de le jeter sur ses épaules. Il finit par se pencher et l’attirer dans ses bras, pour une dernière étreinte, en caressant avec douceur sa chevelure.

Il la raccompagna jusqu’à la bordure du Chaudron, déposa un rapide baiser sur sa tête puis s’éloigna d’un pas nonchalant entre les ombres des Dents. Les ténèbres l’engloutirent, il avait disparu.

Ce fut seulement lorsqu’elle se retrouva seule dans ses appartements d’Ylorc, souffrant tant dans son corps que dans son âme, que Jo prit conscience d’ignorer la signification qu’Ashe avait voulu donner à ses dernières paroles.

 

Des rires joyeux s’élevaient de la salle du conseil, quand Ashe regagna le Chaudron. Une odeur de sanglier rôti et de pommes aux épices flottait dans l’air. On avait allumé les lampes et les arômes relevés de la nourriture et les senteurs plus discrètes du feu de bois étaient gâchés par les relents caustiques de la graisse brûlée. Des lanternes illuminaient les lieux comme s’il s’agissait d’un phare dans ces couloirs lugubres.

En le voyant entrer, Rhapsody se leva et se précipita à sa rencontre. Elle avait échangé sa tenue de voyage contre une longue robe ajustée en soie vert pastel, et il sut qu’elle voulait célébrer quelque chose. Il se penchait pour l’embrasser quand son regard croisa celui d’Achmed, et qu’il lut de l’amusement dans ces yeux autrement agressifs. Il passa un bras autour de la taille de Rhapsody en prenant de l’autre main la chope que lui tendait Grunthor.

« Les nouvelles sont bonnes, j’espère ? »

Achmed ne daigna pas répondre.

« Ça dépend du point de vue, fit Grunthor.

— Où est Jo ? »

C’était Rhapsody, et tous reportèrent leur attention sur elle.

« Je ne l’ai pas retrouvée », déclara-t-il.

De l’inquiétude remplaça rapidement la déception qui avait altéré le joli minois de Rhapsody.

« Je vais partir à sa recherche, décida-t-elle.

— Fichez-lui la paix, Vot’ Excellence, intervint Grunthor en remplissant son verre. Si elle voulait qu’on la retrouve, ce serait chose faite. P’t’être bien qu’il lui faudra du temps pour s’habituer à… eh bien, certaines choses, voyez ?

— Comme nous tous », surenchérit Achmed.

Rhapsody contemplait le fond de son verre, perdue dans ses pensées. Ashe caressa la cascade de cheveux qui tombait dans son dos et elle leva les yeux sur lui. « Vous avez probablement raison », dit-elle Finalement avant de prendre la main d’Ashe pour le guider vers le siège qu’ils lui avaient réservé.

Elle poussa de côté vaisselle et argenterie qui encombraient la table puis lui montra le grand parchemin, la carte qu’ils avaient étudiée pendant son absence.

« Achmed et Grunthor ont accepté de nous aider, dit-elle en adressant un sourire chaleureux aux deux Firbolgs. Nous avons décidé de partir le premier jour de l’hiver.

— C’est merveilleux. Merci. Merci à tous.

— Je vous en prie, marmonna Grunthor. Il n’y a pas de quoi.

— Je vous en prie, dit également Achmed. Evitez de me le rappeler. »

Puis ils échafaudèrent des projets jusqu’à point d’heure en buvant, dînant et plaisantant. À l’extérieur le vent hurlait et se déchaînait, et le ciel de ténèbres versait des larmes de glace sans raison apparente.

Prophecy, Deuxième Partie
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